Press

Le Point

Avec Elsa Peretti à Sant Marti Vell

En Espagne, la créatrice de bijoux a imaginé son refuge comme un miroir de sa vie et de ses œuvres : libre, organique, entre ombre et lumière.

Il faut se perdre pour la comprendre. À une heure trente de Barcelone, là où l’asphalte se dissout dans la poussière catalane, le hameau de Sant Marti Vell s’étire dans le silence. C’est un village minuscule, presque une idée de village, un théâtre de pierre que le temps avait déserté. Et puis elle est venue. Elsa Peretti, un mètre quatre-vingt-dix de grâce sauvage, une Italienne façonnée par l’opulence et la solitude. Elle est née au sommet – fille d’une des plus grandes fortunes industrielles d’Italie – mais a fui l’ordre. Elle a troqué la solidité des lignées contre le frémissement du possible. À Sant Marti Vell, elle n’a pas trouvé une maison. Elle a bâti un monde. C’est Dalí qui l’attire là, dans les années 1960, pour un shooting un peu fou où elle pose en religieuse à Port Lligat, visage de Madone, corps de panthère. Elle est alors mannequin, muse du swinging New York, corps photographié par Newton, rire éclatant dans les nuits de la Gauche divine barcelonaise. Mais l’image ne lui suffit plus. Elle veut un refuge. Elle achète une première maison, une ruine ocre face à l’église, la Casa Pequeña. Puis une autre. Et encore une autre. À la fin, elles seront vingt-huit, reliées entre elles par des souterrains, des passerelles, des corridors secrets. Ce n’est plus une propriété : c’est un labyrinthe mental. Un autoportrait architectural.

Les murs racontent une femme à la fois mondaine et recluse, solaire et blessée. On y croise des dessins de Picasso, des tirages du photographe Hiro – avec lequel elle a signé cinquante ans durant les campagnes mythiques de Tiffany & Co –, des toiles de Warhol, de Dali… Mais rien n’est ostentatoire. Elsa vivait au milieu de ses créations, sans hiérarchie entre l’art et l’usage. Ces œuvres ne sont pas là pour impressionner : elles sont les traces d’amitiés sincères, de vies entremêlées, d’un cercle d’artistes qui, tous, avaient en commun de l’aimer. Elle n’a jamais été mariée, n’a pas eu d’enfants. Mais des chiens, oui. Des dizaines. À chaque demeure, son cimetière canin, hommage emprunté à Peggy Guggenheim, comme un clin d’œil d’initiée. La maison n’est pas seulement un espace, c’est un écrin de mémoire.

Un lien complexe, mais fondateur.

Il y a peu de photos personnelles chez elle. Juste une, précieuse, de son père, dans un cadre en argent posé sur son bureau. En apprenant qu’elle a donné, de son vivant, le nom de ce père à une fondation philanthropique – destinée à redistribuer ses royalties Tiffany à des œuvres caritatives –, on mesure la force du lien. Un lien complexe, mais fondateur. Car s’il était un homme reconnu, il n’a jamais vraiment soutenu sa fille, qu’il rêvait bien mariée, rangée, mère de famille vouée à élever des enfants. Lorsqu’elle rompt ses fiançailles avec un riche éditeur milanais, il lui coupe les vivres. Elle ne s’en plaint pas. Elle préfère prouver qu’elle y arrivera, à sa manière, libre et affranchie des attentes familiales. Il ne connaîtra jamais Sant Marti Vell, mais il verra son nom briller de l’autre côté de l’Atlantique. Sa fille devient une icône célébrée par la presse pour sa manière de redéfinir le bijou moderne en brisant les carcans esthétiques et idéologiques. Les pendentifs, bracelets et boucles d’oreilles Open Heart, en forme de cœurs évidés, ou Bean, en forme de haricots, sont devenus intemporels. On ne s’en étonnera pas, venant d’une femme qui, lorsqu’on lui demanda sa définition de la modernité, répondit : «Ne pas porter de bijoux.» Son premier bijou, d’ailleurs, n’en était pas un. Une petite fiole en argent suspendue à un lien de cuir, imaginée pour garder en vie un gardénia, fleur délicate que les jet-setteuses aimaient porter sur leurs robes Pucci à Portofino. L’objet fera fureur. On l’utilisera aussi comme discret réceptacle sur les pistes du Studio 54 à Broadway. Peretti choisit alors de travailler l’argent, ce métal «plus démocratique » que Tiffany avait jusqu’alors relégué aux cadeaux de communion. La première année de sa col laboration avec la maison new-yorkaise, cette dernière vend plus de trois kilomètres de Diamonds by the Yard. Des chaînes fines en or ou en argent ponctuées de diamants légers, comme semés sur la peau. Une révolution tranquille dans l’univers du bijou, sensuel sans être voyant, précieux sans être solennel.

À l’intérieur de sa maison, les volumes sont organiques, libres, comme ses bijoux. Ici, une table sculptée dans une meule de moulin, là, un moodboard jailli d’un autre temps : objets vernaculaires, art africain, mobilier d’Extrême-Orient, tout ce qui a nourri son geste. Dans les vitrines, on reconnaît les formes souples de la manchette Bone et les lignes tendues de la médaille de la Vierge qu’elle avait dessinée: un simple voile, une caresse d’or. C’est cette même médaille, agrandie, qui veille aujourd’hui sur sa sépulture dans l’église du village. Elsa aimait les couleurs de la terre: ocre, cumin, brique, mais dans cette palette sourde explose parfois un bleu vif, le Blau de Montserrat, comme une respiration spirituelle. Elle n’était pas pratiquante. Mais elle croyait au geste des artisans, à la beauté du sauvetage. Les objets religieux, les valises empilées, les cages à oiseaux posées là sans logique apparente racontent une chose : elle était une fugitive du sens, une pèlerine sans sanctuaire. Son art est né ici, dans ce chaos organisé. C’est à Sant Marti Vell qu’elle pense ses bijoux pour Tiffany. C’est là qu’elle pleure ses amis emportés par le sida, dans les années 1980, quand New York devient « cimetière ». Elle se réfugie dans cette terre rude comme une étreinte. Elle restaure, elle préserve, elle invente. Elle fait du village un musée vivant, une constellation d’art et de mémoire, un royaume secret dont elle est la seule souveraine. Aujourd’hui, la Fondation Nando et Elsa Peretti veille sur le lieu. Le musée n’est pas ouvert au public. Il faut demander, attendre. Laisser le temps faire son travail. Comme elle. L’oasis Sant Marti Vell est tout ce qu’elle fut : belle, forte, fragile. Un château sans prince, une geôle dorée ouverte sur l’infini. On s’y perd comme on tombe amoureux: sans comprendre, mais en sachant que l’on n’en reviendra pas tout à fait le même.

Constance Assor
August 14, 2025